Regard d'un autochtone du Pacifique Sud sur les invisibles de Montréal

Au début de ce reportage sur l'itinérance à Montréal, je n'avais pas encore conscience de la gravité de la situation, même si j'avais déjà bien sûr constaté depuis mon arrivée en 2019, que les seuls autochtones que je croisais dans les rues de la ville étaient des êtres en souffrance. Cet article n'a absolument pas l'ambition d'être une enquête, c'est plutôt l'expression, sans prétention, du ressenti d'un métis autochtone du Pacifique Sud , d'où l'utilisation du « je». Premier constat, il existe une intense opposition des mentalités au sein des allochtones, avec d'un côté une sincère compassion notamment de la part des bénévoles qui se mobilisent sans compter pour tenter de venir en aide aux itinérants autochtones, et de l'autre un bloc qui fait front, armé de préjugés d'un autre siècle qui sont donc toujours très vivaces. Difficile de ne pas penser au livre de Tzvetan Todorov « La Conquête de l'Amérique : la Question de l'autre» ( 1982), c'est la raison pour laquelle cette chronique s'articule autour des concepts : découvrir, conquérir, aimer et connaître...
Découvrir ou comment écouter sans préjugés
C'est ma rencontre fortuite avec Shiloh qui m'a plongé brusquement au cœur de cette triste réalité montréalaise. Shiloh, âgé d'une quarantaine d'années m'interpelle dans les escaliers du Métro Atwater en me demandant en anglais « et toi jeune gars, tu viens d'où toi ?». Mon physique de métis autochtone de l'autre bout du monde, l'induit en erreur, car il est en effet persuadé que je suis originaire de la nation crie ...
La conversation s'engage donc naturellement, Shiloh est certes alcoolisé mais néanmoins parfaitement lucide. Il me raconte qu'il est inuk originaire du village de Ivujivik dans le Nunavik et qu'il a toujours vécu dans la rue depuis son arrivée à Montréal il y a une quinzaine d'années. Son histoire semble malheureusement similaire à tant d'autres, où la misère et les traumatismes, comme une alliance entre la peste et le choléra, créent des situations de détresse qui semblent irréversibles. Shiloh a fui une vie de famille chaotique , avec des parents alcooliques et drogués, certainement traumatisés par leur séjour dans les pensionnats autochtones.Il est venu à la ville , espérant trouver l'opportunité d'avoir un nouveau départ, mais les choses ont mal tourné et donc après avoir été hébergé pendant quelques mois, il s'est finalement retrouvé à la rue.
Shiloh témoigne de la dureté de sa situation, mais sans se plaindre , au contraire il dégage de la fierté et surtout une impressionnante capacité de résilience. Il accepte que je le photographie mais uniquement à un endroit qu'il veut montrer, c'est là qu'il se réfugie quand il fait trop froid, à l'intérieur du Métro Atwater. Shiloh est un brin espiègle, je le soupçonne donc d'avoir volontairement voulu me montrer cet emplacement à cause de l'affiche devant laquelle il s'étend sur le sol en prenant la pose...« Tu devrais aller voir les gens de Résilience Montréal pour ton reportage, ils sont bien pour nous » me lance -t-il juste avant la fin de cette brève mais intense rencontre.
Ce moment d'émotion et de partage est néanmoins entaché par l'oppression générée par les regards désapprobateurs des passants. À ce moment-là je ne peux m'empêcher de faire le lien avec la vision de Christophe Colomb tel que décrit par Tzvetan Todorov dans « La conquête de l’Amérique, la question de l’autre » (1982). L’analyse de Todorov montre en effet à quel point «Colon» est incapable de percevoir les Indiens comme des « sujets ». Ils ont le statut d'objets pour l'Amiral qui n'est jamais parvenu à dépasser le stade de cette conception primaire. Aujourd'hui encore, ces regards chargés de préjugés montrent que les allochtones pourraient être nombreux à porter encore en eux la même perception que «Colon» en 1492...
Conquérir ou comment les mentalités semblent figées
Même si cela n'a bien sûr pas valeur de sondage je décide donc d'interroger les passants afin de tenter de saisir leur vision de Shiloh couché ainsi sur le sol dans le métro et d'une façon plus générale sur les autochtones sans domicile fixe , majoritairement des Inuits, qui représenteraient entre 15 et 20% des itinérants de Montréal alors qu'il ne pèse que 0,6% de la population totale.
Hormis quelques mots de compassion emprunts de gêne de la part de quelques personnes un peu fuyantes, à Atwater où les gens semblent lassés des soucis engendrés par la présence de nombreux autochtones dans le Square Cabot, j'ai droit à une déferlante de préjugés dignes du conquistador Hernan Cortés dont voici un florilège : « c'est triste mais on ne peut rien n'y faire ils ont toujours été comme çà, ce sont des assistés» affirme une dame âgée, « de toutes façons ce sont des nomades, ils aiment vivre comme çà», prétend un jeune homme, ou encore « ils ne pensent qu'à boire et à se droguer qu'est qu'on peut y faire? me lance un homme qui, trahi par son accent, semble pourtant issu de l'immigration récente, « ils n'ont qu'à rentrer chez eux , dans leurs villages là-bas ils ont tout, ils reçoivent plein d'aides et ne payent pas d'impôts alors pourquoi mettre des refuges en plein centre-ville ? » insiste un aîné fortement agacé par la présence de Shiloh qui lui demande quelques pièces...
« Not in my backyard est un phénomène qui fait de plus en plus d'adeptes à Montréal . Cette anecdote que nous a confiée David Chapman , le directeur de Résilience Montréal, un refuge pour les itinérants autochtones, illustre parfaitement cette fracture entre deux visions de l'attention à porter aux autochtones en difficulté . Il y a six ans dans le quartier huppé de Westmount, deux voisins vivant à côté d'un centre d'aide pour les itinérants se sont livrés une bataille sans merci pour défendre leur opinion. L'un d'eux mettait un point d'honneur à venir toutes les semaines au centre pour offrir de la nourriture, tandis que l'autre surveillait sans relâche le moindre incident afin de se plaindre auprès de la mairie pour obtenir la fermeture du centre.
Ces deux voisins ont vu la même chose alors pourquoi ont-il réagi de façon si opposée? À Montréal, selon l'éducation qu'il a reçu, chaque individu possède un niveau d'ouverture d'esprit différent face à la mise en place de ressources pour les sans-abris dans son environnement.
Aimer ou comment aider sans vouloir assimiler les autochtones ?
Parmi les centres d'aides que j'ai visités, c'est sans aucun doute Résilience Montréal créé en 2019 par Nakucet et David Chapman, à deux pas du Square Cabot haut lieu de l'itinérance autochtone, qui a le plus retenu mon attention. En premier lieu parce que Résilience Montréal est un «low barrier shelter», un abri qui, contrairement à d'autres refuges, accepte tout le monde peu importe notamment si l'itinérant est sous l'influence de l'alcool ou de la drogue. « Avec Nakuset nous avons créé Résilience Montréal en novembre 2019 en réponse à la demande grandissante de services pour les personnes sans-abri au Square Cabot » raconte David Chapman le directeur général de Résilience Montréal, en expliquant que « l'ancienne association chargée d'aider les sans-abris avait été forcée de se déplacer car l'immeuble où elle était située à été racheté » Et oui les associations déjà en quête perpétuelle de moyens pour financer leurs actions doivent aussi subir les caprices du marché immobilier montréalais !
Résilience Montréal a donc été créée dans l'urgence car dans les mois qui ont suivi la fermeture de la précédente association il y a eu une augmentation flagrante du nombre de décès de personnes sans abri au Square Cabot, en tout 14 personnes, tous des autochtones , sont mortes dans l'indifférence générale ou presque...
David Chapman a la gorge serrée lorsqu'il parle d'une jeune de 31 ans qui est arrivée pour la première fois à Résilience le matin même. Un tout petit bout de femme inuk qui porte une histoire terrifiante. Elle a tout juste trois ans lorsqu'elle se réveille dans la maison vide de ses parents et qu'elle doit tenter de trouver de la nourriture au milieu des bouteilles de bières vides qui jonchent le sol. À 8 ans, elle commence elle aussi à boire de l'alcool. Un an plus tard elle est violée par son oncle, elle subira ensuite son premier avortement. Et la liste de ses souffrances ne s'est jamais arrêtée jusqu'à aujourd'hui. David me confie qu'il admire la force et la résilience de cette jeune femme , car si « j'avais vécu la même chose qu'elle je ne serais probablement plus de ce monde pour le raconter » ajoute -t-il en en précisant que c'est pour rendre hommage à la capacité de résilience des autochtones que le refuge porte ce nom...
Connaître ou comment parvenir à agir de façon collective ?
Le phénomène de l'itinérance autochtone à Montréal, comme partout ailleurs au Québec, ne cesse de prendre de l'ampleur comme le démontrera très certainement le recensement des itinérants qui est actuellement en cours. Et la majorité des Montréalais ne semble pas se demander pourquoi ? Pourquoi y a-t-il tant d'autochtones en état de dépendance à l'alcool ou à la drogue en train de mourir de froid sur les trottoirs de Montréal? Même le Pape François a reconnu en août dernier qu'il y a eu un génocide, il a demandé pardon pour toutes les atrocités commises dans les pensionnats autochtones mais personne ou presque ne semble vouloir ne serait-ce que comprendre les causes du mal être autochtone...
« La vérité est que les problèmes historiques ne partent pas aussi facilement. Il faudra des générations pour absoudre les conséquences des choses comme les pensionnats pour autochtones.» David Chapman
Mais heureusement au milieu de la jungle de l'indifférence, il y a des individus qui n'acceptent pas cette réalité et qui font de leur vie un engagement pour venir en aide aux itinérants autochtones . Parmi les combats à mener : obtenir des financements. Mais malgré les grandes promesses électorales, la mairie de Montréal a très souvent du mal à mettre la main au portefeuille, tout comme le CIUSSS de l'Est-de-l'Île-de-Montréal. «On devrait voir probablement avoir plus d'aides venant de groupes locaux comme le CIUSSS, notre budget par année est d'environ 1.8 millions de dollars et le CIUSSS couvre moins de dix pourcent » précise David Chapman. Ce manque d'engagement des pouvoirs publics dans la lutte contre l'itinérance autochtone, et plus globalement pour tenter de résoudre les origines de cette situation, explique probablement l'impossibilité malgré une forte insistance d'obtenir des entrevues sur ce sujet auprès de ces organismes qui sont pourtant fortement interpellées notamment par l'ombudsman de Montréal dans un rapport baptisé « Ne pas détouner le regard ».
Il ne faut cependant pas uniquement jeter la pierre aux institutions publiques car le plus difficile semble être de convaincre les habitants des différents quartiers de Montréal d'accepter la présence de ressources pour les autochtones sans-abri . Un combat dantesque qui ne peut se mener qu'à travers la connaissance et le respect de l'autre grâce à une meilleure politique éducative et informative et qui ne pourra se concrétiser qu'au sein d'un véritable mouvement citoyen.
Changer les mentalités est un processus qui prend du temps. Mon ressenti en tant que métis venant d'un archipel où les autochtones peuvent faire entendre leurs voix car ils représentent plus de 45% de la population , ne peut m'empêcher d'être très sceptique sur l'avenir des itinérants autochtones de Montréal et plus globalement sur le sort qui sera réservé dans le futur aux premiers peuples du Canada. La faiblesse numérique qui semble être similaire à celle des aborigènes d'Australie, presqu'en voie de disparition et que j'ai eu l'occasion de rencontrer à plusieurs reprises, laisse peu d'espoir à la mise en place d'une réelle altérité qui apaiserait enfin des siècles d'injustice et d'incompréhension.