Prix Nobel d'informatique… quantique!
Le prix Nobel de physique récompense cette année trois chercheurs qui ont démontré l'intrication quantique. Ce phénomène est utilisé par le calcul quantique, une technologie en développement qui serait plus rapide et moins énergivore que les ordinateurs actuels.
Par Camille Brasseur
« L'intrication, c'est le cœur, la propriété quantique la plus étrange et la plus puissante pour fabriquer de nouvelles générations de dispositifs », s'enthousiasme Philippe St-Jean, chercheur et professeur au département de physique de l'Université de Montréal.
De la théorie à la pratique
Le chercheur explique que deux particules intriquées ont des propriétés interreliées et s'influencent mutuellement dans le temps et l'espace.
Alain Aspect est français, John Francis Clauser est américain et Anton Zeilinger est autrichien. Ils ont chacun réalisé des expériences qui attestent la force de ce lien entre deux particules. Aucune variable extérieure ne semble intervenir dans leur corrélation.
En informatique quantique, l'intrication permet d'intervenir simultanément sur des particules éloignées et d'obtenir le résultat de calculs complexes bien plus rapidement qu'avec un ordinateur traditionnel.

Cette technologie est encore en phase de conception. « La raison pour laquelle on n'a pas d'ordinateur quantique aujourd'hui, remarque Philippe St-Jean, c'est parce que l'intrication se perd trop rapidement. »
Il nuance : les particules ne perdent pas leur intrication, mais elles s'intriquent avec d'autres. Leurs propriétés sont alors reliées à plusieurs et l'information devient difficile à démêler. Il faut pouvoir les isoler pour profiter pleinement des avantages de l'intrication.
Usages spécifiques et entreprises locales
Les ordinateurs quantiques ne sont pas des « ordinateurs 2.0 », indique le chercheur. Il détaille quelques-uns de leurs usages possibles.
En industrie, ils permettraient de résoudre rapidement de gros problèmes d'optimisation.
Dans le domaine militaire, on apprécierait leur capacité à factoriser rapidement en nombres premiers. Ces nombres, qui ne sont divisibles que par 1 ou eux-mêmes, sont à la base de nombreux procédés de cryptographie. Les ordinateurs quantiques aideraient donc à décrypter des informations secrètes.
La recherche aussi bénéficierait de cette technologie. Ce serait notamment un bon outil pour encoder et simuler l'intrication et approfondir sa compréhension. En l'occurrence, ce serait « plus un simulateur qu'un ordinateur », observe le chercheur.
Cette technologie est développée et utilisée par des entreprises comme Google, IBM ou Amazon. Plus proche de nous, le chercheur cite Xanadu, à Toronto, Anyon Systèmes, à Montréal et Waterloo, et Pasqal, une entreprise créée en France et qui a ouvert cet été une antenne à Sherbrooke et une autre à Boston. Ces entreprises conçoivent des ordinateurs quantiques, en utilisant soit des atomes, soit des courants électriques, soit des photons.
Une « action fantôme à distance » observée par Einstein
Philippe St-Jean raconte.
Tout a commencé avec un débat entre trois grands scientifiques : Albert Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen. Ils avaient observé l'intrication des particules, qu'Einstein décrivait comme « a spooky action at a distance ».
Lors d'une explosion ou de la désintégration d'un atome, des particules sont générées. Elles respectent les lois de conservation, donc leurs propriétés sont liées. Par exemple, elles prendront deux directions et deux polarisations opposées. Mais leur lien persiste ensuite: elles sont intriquées. En connaissant une propriété de l'une, sa position, sa vitesse, son spin, ou autre chose, on pourra donc connaître exactement la valeur de cette variable pour l'autre.
Cependant, en mécanique quantique, on ne peut pas connaître simultanément deux propriétés d'une molécule avec précision. C'est ce qu'on appelle le principe d'incertitude. Que devient ce principe avec les deux particules intriquées ? Si l'on mesure la vitesse de l'une et la position de l'autre, on pourrait connaître la vitesse et la position des deux, ce qui contredirait le principe d'incertitude.
C'est le paradoxe EPR, des initiales des trois chercheurs à l'origine de ce débat d'idées.
Les théoriciens ont alors formulé deux grandes hypothèses. Soit il existe des variables cachées qui expliquent ce phénomène. Soit la mécanique quantique est non locale et chaque action sur une particule, même une simple mesure, modifie l'état global.
Les inégalités de Bell
En 1964, John Stewart Bell élabore une preuve mathématique pour clore le débat. Il donne des paramètres et des mesures à suivre. Les calculs permettront de conclure sur l'existence ou non de variables cachées. Il ne reste plus qu'à appliquer le processus.
C'est ici que les trois lauréats du prix Nobel entrent en jeu.
John F. Clauser a amélioré le protocole et a fait les premières expériences. Cependant, les montages étaient trop rudimentaires et la marge d'erreur trop grande : les résultats n'étaient pas concluants.
Alain Aspect a bâti une expérience plus solide, aux résultats sans ambiguïté. Il a fait une série d'expériences en faisant varier certains paramètres. Il a réussi à démontrer l'absence d'un certain type de variables cachées.
Anton Zeilinger a inclus dans son protocole des photons venant de galaxies éloignées pour discréditer autant que possible l'hypothèse des variables cachées.
Philippe St-Jean conclut son récit : « Quand j'agis sur une particule, j'agis sur des états qui sont non locaux. » L'action sur une particule modifie l'environnement dans sa globalité et influence toutes les particules intriquées à la première.
Ceci étant, le chercheur note que certains théoriciens continuent d'envisager des variables cachées non locales et munies de propriétés complexes. Les scientifiques observent et utilisent l'intrication quantique, mais ne peuvent pas l'expliquer.