Pénurie d’orthophonistes à Montréal : le système scolaire souffre
« Tous les jours, j’ai des mamans qui m’appellent en pleurant et j’ai des patients sur des listes d’attente qui me disent : « M. Maguin, vous m’avez oublié. » C’est sûr que ça vient me chercher »,

« On n’enlève pas une chaise roulante à un handicapé, alors pourquoi on diminue les services à mon fils ? », s’interroge Chantal, maman d’un garçon dyspraxique. Exacerbée par la pandémie, la pénurie d’orthophonistes prive des centaines d’enfants montréalais d’âge scolaire de soins indispensables.
« Tous les jours, j’ai des mamans qui m’appellent en pleurant et j’ai des patients sur des listes d’attente qui me disent : « M. Maguin, vous m’avez oublié. » C’est sûr que ça vient me chercher », confie Cédric Maguin, orthophoniste dans le secteur privé de Montréal. Sa liste d’attente est fermée depuis quelques mois, à cause d’une trop grande demande.
De leur côté, les orthophonistes scolaires, qui comptent dans leurs rangs environ 97% de femmes, sont déjà épuisées par le contexte actuel. Elles doivent en plus jongler avec de mauvaises conditions de travail et compenser un grand nombre de postes vacants. Ceci engendre en partie le débordement du privé décrit par M. Maguin. « Je ne peux pas travailler le dimanche, et je ne peux pas accepter de prendre tout le monde, pour le bien de ma propre santé mentale », ajoute-t-il.
Les orthophonistes nagent en eaux troubles
Florence qui a désiré prendre un nom fictif afin de ne pas subir de représailles est orthophoniste au Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM). Celle-ci aide les enfants dans leurs difficultés langagières autant dans la communication orale et écrite que dans la compréhension.
Florence constate qu’en milieu scolaire, la collaboration entre les orthophonistes et le corps enseignant et professionnel est parfois difficile puisque son métier est mal compris par ceux-ci. Florence a le sentiment qu’elle n’est pas reconnue pour ce qu’elle vaut. Ce manque de reconnaissance fait partie des causes qui détériorent les conditions de travail des orthophonistes comme le manque de stabilité vu qu’elles desservent de deux à trois écoles.
« Personnellement, c’est sur mes heures de dîner que je devais changer d’école. Alors il n’y a même pas de pause », rapporte M. Maguin.

Pourtant, plusieurs postes d’orthophoniste sont vacants. À la CSSDM, 30 chaises demeurent vides. Ioana Preda de l’Association québécoise des orthophonistes et des audiologistes précise que tous les postes ne sont pas intéressants. Il y a souvent des postes d’orthophoniste-conseil qui excluent tout contact avec les enfants ou sont des postes à temps complet qui réduisent la possibilité de travailler au privé.

Beaucoup d’efforts, peu de résultats
Pour éviter ce manque de stabilité, les orthophonistes vont de plus en plus opter pour la pratique mixte et donc avoir un pied dans le public et un autre dans le privé, comme Cédric Maguin qui travaille également au CSSDM. Mme Preda ajoute que « les orthophonistes ont quitté [pour le privé] parce qu’elles sont tannées, à bout, fatiguées, frustrées. Elles ont essayé pendant trop longtemps de faire avec trop peu ». Les orthophonistes sont submergées par un système beaucoup plus curatif que préventif. Celles interrogées disent être seulement capables de traiter les cas les plus sévères en délaissant les plus légers qui pourraient s’aggraver. « On n’est pas assez de pompiers pour le nombre de feux », soutient Marie-Claude Sénécal, orthophoniste au Centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys.
La situation n’est cependant pas plus rose à la Commission scolaire English-Montréal (EMSB), bien qu’elle n’ait qu’un seul poste à combler.
« En début d’année, j’avais 15 enfants sur ma liste. Maintenant j’en ai 30, et c’est loin d’être tous les enfants que je devrais voir », rapporte Sophia Orfanos, orthophoniste au EMSB.
D’ailleurs, aucun centre de services scolaire ne nous a fourni le nombre d’enfants qui étaient en attente d’orthophonie.
Le salaire, un enjeu majeur
Les salaires sont un poids de plus dans le sac à dos des orthophonistes des écoles publiques. Pour être diplômé dans ce domaine, il est nécessaire d’avoir une maîtrise, d’être membre de l’Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec.

L’équité salariale a un immense rôle à jouer dans ces écarts. Les salaires des orthophonistes ont été mal évalués depuis l’adoption de la Loi sur l’équité salariale en 1996. Une entente sur une augmentation de salaire rétroactive à 2010 ou 2016 a été conclue en août 2021.

Des enfants négligés par le système
Parmi les troubles les plus traités en orthophonie, on compte le trouble développemental du langage (TDL) qui toucherait environ 7 % de la population, et ce tout au long de leur vie. Ces personnes doivent avoir un suivi en orthophonie le plus tôt possible.
Toutefois, les parents pris sans services au public n’en trouvent pas nécessairement au privé. Geneviève Gagnon, maman de trois enfants, dont une fille TDL et un garçon dyspraxique, est l’un des nombreux parents pour qui la pénurie nuit au développement du langage de ses enfants. « Je me sens complètement abandonnée par le système », confie-t-elle.
Ce sentiment est partagé par plusieurs parents puisque la continuité n’est pas toujours assurée par le système public au Québec. Lorsqu’un enfant est âgé de quatre ans et moins, ce sont les CLSC ou les hôpitaux qui s’en chargent. Dès l’entrée en maternelle, les écoles ont la responsabilité d’offrir ce service. Certaines écoles n’ont pas d’orthophoniste alors que d’autres n’arrivent pas à répondre à la demande.
Chantal est inquiète pour son garçon qui va apprendre les mathématiques sous forme de mise en situation : « S’il ne comprend pas ce qu’il lit, ça va être plus difficile pour lui », lance Chantal. Les enfants confrontés à des troubles langagiers développent des difficultés dans toutes les matières scolaires.

Assurer la relève
Au cours des 5 dernières années, l’Université McGill et l’Université de Montréal ont formé une centaine d’étudiantes par an. D’ailleurs, le manque de locaux et de financement les empêche d’en accepter plus.
McGill joue un rôle dans la pérennité des services au sein du système scolaire et l’Ordre réclame un haut niveau de français. « Nous nous assurons d’avoir 50% de nos étudiants qui parlent français pour qu’ils puissent travailler dans les écoles francophones ou bilingues du Québec », explique Dr Karsten Steinhauer, professeur de neurosciences cognitives à l’Université McGill. De plus, trouver des stages est complexe puisque les orthophonistes, débordées et épuisées, ne sont pas enclines à accueillir des stagiaires.
Selon les orthophonistes interviewées, le système scolaire doit être revu afin que les conditions, les salaires et la reconnaissance de la profession soient mis de l’avant. La pénurie qui en découle nuit tout autant aux orthophonistes qu’aux enfants qui affrontent l’école sans aide malgré leur handicap. François Gosselin, conférencier atteint du TDL et co-fondateur de Parlons Dysphasie soutient que la rééducation peut faire la différence « la rééducation […] ça a vraiment sauvé ma vie! ».