L’Océanie sous haute tension : le nouveau jouet des grandes puissances

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Les contours de l'Océanie ne sont pas strictement définis. Ils correspondent à la zone limitée aux archipels situés entre l'Asie, l'Australie et la côte ouest des États-Unis ( l’Indonésie et la Malaisie situées au nord-ouest de l’Australie ne font pas partie de l’Océanie). L’Océanie est aussi appelée « Espace Asie-Pacifique» ou « Pacifique Sud » par les géographes.

La course aux armements : le bloc AUKUS face à la Chine

L’Australie a décidé de mettre la main au portefeuille pour tenter de jouer dans la cour des grandes puissances militaires. Le 30 juin 2020, le Premier ministre australien annonçait fièrement la couleur kaki de la prochaine décennie en dévoilant une augmentation de plus 40% des dépenses en matière de défense, soit un budget de plus de 270 milliards de dollars australiens.

«ScoMo goes ballistic », s’exclamait d’ailleurs The Daily Telegraph australien au moment où Scott Morrison, dit ScoMo, annonçait le déploiement «de nouveaux missiles à longue portée sur le théâtre indopacifique pour dissuader toute attaque ennemie ».

Quand l’Australie parle d’ennemi, tous les regards se tournent vers la Chine, même si elle n’a jamais été clairement citée, car « nous voulons une région indopacifique libre de toute coercition et hégémonie », avait notamment ajouté le Premier ministre australien.

Au fil des mois , la guerre des mots entre les deux camps devient aussi de plus en plus virulente. En mai 2021, dans un bref éditorial cinglant Xu Xijin, le rédacteur en chef du site Global Times, n’hésite pas  à menacer ouvertement l’Australie de violentes représailles si elle ose intervenir dans un potentiel conflit sino-taïwanais.  Global Times, n’est autre qu’un site de presse officiel du parti communiste chinois chargé de la diffusion de sa propagande à l’international.

Mais toute seule, l’Australie n’a pas les capacités de mener sa résistance face à la Chine. Le 17 septembre 2021, l’ordre diplomatique mondial a donc été bouleversé avec la création du pacte sécuritaire et stratégique AUKUS signé par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni.

De gauche à droite, Joe Biden, président des États-Unis d’Amérique, Boris Johnson, Premier ministre du Royaume-Uni et Scott Morrison, Premier ministre d’Australie, les trois signataires du Pacte AUKUS

Quelques jours après la naissance du Pacte AUKUS, la France apprend que le contrat passé avec l’Australie pour la commande de 12 sous-marins est rompu. Scott Morrison a décidé de faire obédience à la technologie des États-Unis en choisissant des submersibles américains à propulsion nucléaire.

Justin Trudeau  avait affirmé  ne pas regretter l'absence du Canada au sein du pacte AUKUS , mais à quelques jours des élections fédérales cela avait donné du grain à moudre à ses adversaires politiques. Les arguments avancés par le Premier ministre pour justifier cette exclusion, « il s’agit d’un accord pour les sous-marins nucléaires, pour lequel le Canada n’est pas actuellement ou de sitôt sur le marché », n’avaient pas non plus convaincu certains spécialistes militaires canadiens. Dans une publication sur twitter, l’ancien vice-chef d'état-major de la Défense du Canada, Mark Norman, avait notamment qualifié ce manque de plan évoqué par Justin Trudeau comme étant « erroné » et « trompeur ».

AUKUS permet d’offrir une base stratégique et militaire à l’alliance QUAD avec le Japon et l’Inde, mais déstabilise la légitimité de la vieille alliance FIVE EYES qui rassemble le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, tout en envoyant un signal fort aux autres membres et partenaires de l’OTAN.

Manœuvres d’intimidation :entre dissuasion et impact réel

La Chine a bien sûr condamné le Pacte AUKUS en le qualifiant d’acte « extrêmement irresponsable […] qui sape gravement la paix et la stabilité régionale ».

Depuis septembre dernier, les manœuvres réciproques d’intimidation militaire se rapprochent de plus en plus de l’Océanie. Le 20 février dernier, le Premier ministre australien a notamment accusé un navire chinois d’avoir visé avec un laser un avion de surveillance australien qui volait au large des côtes du nord de l’Australie. « Nous n’accepterons jamais de tels actes d’intimidation », a lancé Scott Morrison. Une information qui a été immédiatement démentie par Pékin.

Synthèse réalisée par Le Parisien avec des images Reuters, AFPTV et du ministère de la Défense australien. (21/02/2022).

Les alliés du Pacte AUKUS ont décidé le 5 avril dernier de passer à la vitesse supérieure avec le développement d’une stratégie commune pour la technologie hypersonique que possèdent déjà la Russie et la Chine.

« Nous nous engageons aujourd'hui à commencer une nouvelle coopération trilatérale en matière de moyens de guerre hypersoniques, contre-hypersoniques et électroniques », relate l’AFP (Agence France-Presse) en résumant le communiqué commun signé par les membres du pacte de sécurité Aukus.

« Le monde est choqué par ce que nous voyons en Ukraine […], c’est pourquoi l’Australie se prépare et s’assure que nous pourrons faire face à toute attaque contre notre pays » a insisté Peter Dutton, le ministre australien de la Défense.

Mais c’est surtout la récente actualité des Îles Salomon qui a incité les signataires du Pacte AUKUS à s'engager dans une nouvelle démonstration de force. En effet, 8 jours plus tôt , Manasseh Sogavare, le Premier ministre salomonais, déclarait que les autorités des Îles Salomon et de la République Populaire de Chine avaient paraphé :« les éléments d'un cadre de coopération bilatérale en matière de sécurité entre les deux pays », alors que l’archipel est déjà sous la protection de l’alliance FIVE EYES dont fait partie le Canada !

Ce futur pacte de sécurité avec la Chine, à seulement 3000 km des côtes australiennes, a provoqué une onde de choc, d'autant plus que l’archipel des Salomon est aussi riche en symboles pour les anciens alliés de la Deuxième Guerre mondiale. C’est en effet la terre de la célèbre et meurtrière Bataille de Guadalcanal ( 7 août 1942-9 février 1943) qui a renversé le cours de la guerre contre le Japon dans le Pacifique.

Le président chinois, Xi Jinping, a reçu à Pékin en octobre dernier le Premier ministre des îles Salomon, Manasseh Sogavare. Photo: The Associated Press, 2021

Îles Salomon : la guerre des nerfs

Bien qu’il ne soit pas encore officiellement ratifié,  le contenu de ce pacte de sécurité a déjà fuité au cours de ces dernières semaines, il est notamment question d’autoriser des déploiements sécuritaires et navals chinois dans l’archipel salomonais. Ce qui a immédiatement conduit à des spéculations sur la possibilité que la Chine y établisse une base navale, sans compter que la police armée chinoise pourrait aussi être déployée afin d’assurer le maintien de « l’ordre social ».

Des informations démenties le 1er avril dernier par le gouvernement salomonais : « contrairement à la désinformation promue par les commentateurs antigouvernementaux, l’accord n’invitera pas la Chine à établir une base militaire » et c’est évidemment le même son de cloche qui est relayé dans les médias chinois affiliés au parti communiste.

C’est donc le branle-bas de combat diplomatique dans les rangs du Pacte AUKUS. Kurt Campbell, le coordinateur de la zone indopacifique du Conseil de sécurité nationale des États-Unis, doit notamment se rendre aux Îles Salomon avant la fin du mois d’avril.

Lors de la tournée dans le Pacifique du secrétaire d’État américain Anthony J. Blinken en février dernier, Kurt Campbell avait déjà averti que les États-Unis et leurs alliés disposaient de « très peu de temps […] pour intensifier [leur] jeu à tous les niveaux ». En plus de cette visite dans l’urgence d’un haut dignitaire de la Maison-Blanche, les États-Unis envisagent aussi de rouvrir, pour la première fois depuis 1993, une ambassade à Honiara, la capitale salomonaise sur l’île de Guadalcanal.

Le secrétaire d’État américain Anthony J Blinken en tournée en Océanie en février 2022. (Photo AFP : Kevin Lamarque/Pool)

De son côté l’Australie vient de lancer un gros pavé dans la mare, en réclamant tout simplement l’annulation de ce projet de Pacte de sécurité.

Le ministre australien du Développement international et du Pacifique, Zed Seselja, a notamment rencontré ce mercredi 13 avril le Premier ministre salomonais et a « demandé respectueusement d'envisager de ne pas signer l'accord et de consulter la famille Pacifique, dans un esprit d'ouverture et de transparence régionale, en ligne avec le cadre de sécurité de notre région », tout en insistant sur le rôle de l’Australie pour gérer notamment la crise sanitaire liée au Covid.

L’archipel des Salomon, avec seulement 687 000 habitants, est donc devenu le jouet de ces grandes puissances. En novembre dernier, Pékin avait accusé l’Australie, sans la nommer directement, d’avoir initié les émeutes qui ont secoué violemment Honiara pendant trois jours.

Bilan : trois morts d’origine chinoise et d’importants dégâts matériels. 150 soldats australiens s’étaient rendus sur place pour le « retour à la paix », ce qui avait bien sûr fortement contrarié Pékin.

Retour en images avec France 24, sur les émeutes qui ont secoué les Îles Salomon en novembre 2021

« Debt trap » ou la diplomatie chinoise du carnet de chèques

La stratégie de Pékin a pour ambition de dissiper l’idée d’une « menace chinoise », tout en resserrant l’étau diplomatique autour de Taïwan.

Cette dimension politique a porté ses fruits puisqu’à l’heure actuelle, Taïwan n’est plus reconnu que par quatre pays en Océanie (Tuvalu, Nauru, Îles Marshall et Palau). Les autres bastions taïwanais, qui étaient très présents dans cette région du monde, sont en effet tombés les uns après les autres depuis 2016.

En couleur, la liste des pays de l’Océanie qui ont fait allégeance diplomatique à la Chine depuis 2016.

Il n’est pas surprenant de retrouver dans la liste des pays qui ont retiré leur soutien à Taïwan tous ceux qui bénéficient d’importantes aides chinoises au développement et on y trouve bien sûr l’archipel des Salomon.

En occident, de la presse aux instituts de recherche spécialisés comme le Lowy Institute, la « Debt trap» chinoise dans le Pacifique fait couler beaucoup d’encre.

Photo:NC la 1ère France Télévisions

« Il apparait que nombre de ces petits pays d’Océanie parmi les plus pauvres du monde ont emprunté à la Chine bien plus que l’on pensait et cette opacité de la dette se conjugue avec des conditions très floues » analyse aussi Carmen Reinhart, responsable d’une étude menée par le Kiel Institute.

Pas un seul prêt chinois sans négocier des contreparties qui touchent à la souveraineté, comme le droit de pêcher à outrance dans les zones maritimes exclusives. La Chine est le premier consommateur mondial de ressources halieutiques, l’Océanie est donc en train de se transformer en grenier  alimentaire de la Chine.

Déplacement et activité de la flotte des navires de pêche chinois de mai 2017 à octobre 2017. Photo: Global Fishing Watch

Selon le site Global Fishing Watch , qui recense et cartographie les déplacements et l’activité des bateaux de pêche dans le monde, tous les territoires ayant accédé au statut d’état souverain en Océanie ont désormais un point commun : les navires chinois pêchent abondamment dans l’ensemble de leur zone économique exclusive. Il existe par ailleurs dans les fonds marins du Pacifique une abondance de minerais stratégiques pour les industries du futur en Chine.

La pratique du « Debt trap » dans le Pacifique Sud, ainsi que dans le reste du monde, est bien sûr totalement démentie par Pékin, à travers notamment la diffusion de vidéos de propagande par CGTN (un média enregistré auprès du Conseil d'État de la République Populaire de Chine).

Les multiples études scientifiques occidentales sur « le piège de la dette  chinoise» n’abordent jamais ou presque un point qui semble tout de même essentiel :  la Chine ne pourrait pas « conquérir » une grande partie de l’Océanie si la place était occupée, comme le précise dans cette entrevue le professeur Pierre-Christophe Pantz, spécialiste de la géopolitique  en Asie-Pacifique et en Nouvelle-Calédonie.

La majorité de ces archipels d’Océanie ont été aussi délaissés par les médias des anciennes puissances coloniales, ce qui laisse la place libre pour le « soft power » chinois. Sans généraliser, car le degré de liberté de la presse est tout de même variable selon les pays d’Océanie, on peut toutefois affirmer que les journalistes subissent partout les pressions des pouvoirs locaux et des autorités chinoises, comme ce fut le cas par exemple en 2019 pour le journaliste canadien Dan Mc Garry, installé depuis 16 ans au Vanuatu et qui dirigeait le Vanuatu Daily Post, l’un des deux seuls quotidiens de l’archipel. Dans d’autres situations, des journalistes ont été menacés voire emprisonnés, comme à Fidji depuis le coup d’État de 2006.

Câbles Internet sous-marins internationaux pour les pays insulaires du Pacifique. Photo CartoGIS ANU.

En revanche, l’accès à Internet reste pour le moment sous le contrôle des alliés de l’AUKUS, mais les inquiétudes se sont accrues depuis que la société chinoise Huawei a commencé à poser des câbles sous-marins en 2021.

Existe-t-il une troisième voie pour éviter le pire ?

« Car si c’est bien dans les océans Indien et Pacifique que doit se jouer l’avenir du monde, c’est, paradoxalement, par la capacité de l’Europe à faire contrepoids, à force d’indépendance et d’initiative, que pourront être évitées les logiques de la force et de la guerre », affirmait l’ancien Premier ministre français Dominique de Villepin dans une analyse publiée en 2018 dans La Revue de la Défense nationale.

La France est une puissance du Pacifique, avec ses trois archipels (La Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, la Polynésie française et l’atoll inhabité de Clipperton), elle est donc le seul pays européen présent dans cette partie du monde.

Grâce à ses territoires dans les océans Pacifique et Indien, la France joue un rôle important dans la stratégie d'un axe indopacifique. Photo : gouvernement français

Mais la conception française d’un axe indopacifique pacifiste a pris du plomb dans l’aile au cours de ces derniers mois !

La création du Pacte AUKUS et la crise des sous-marins peuvent en effet être perçues comme un coup de semonce pour obliger la France à se positionner clairement vis-à-vis de ses trois partenaires au sein de l’OTAN, en réglant notamment une fois pour toutes l’avenir politique de la Nouvelle-Calédonie.

L’Australie et les États-Unis  sont opposés à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, car ils soupçonnent les indépendantistes de tisser des liens beaucoup trop étroits avec la Chine. « La Nouvelle-Calédonie est au centre du Pacifique, qui est voué à être le centre du monde » explique Bastien Vandendyck, analyste en relations internationales  dans une étude pour l’IRIS.

Hasard ou stratégie, l’AUKUS a vu le jour trois mois avant le troisième référendum sur l’indépendance en Nouvelle-Calédonie et au lendemain de l’annonce des résultats où le « Non » l’a emporté, l’État français prenait position pour la première fois en faveur du maintien dans la France de l’archipel, oubliant ainsi son choix de neutralité dans ce processus de décolonisation...

Nouvelle-Calédonie : « Ce soir, la France est plus belle » - MACRON ( 13/12/2021)

Seule l’Union européenne, par l’intermédiaire de la France, aurait le pouvoir de jouer un rôle d’apaisement en Océanie. Mais malheureusement le Pacifique Sud, où la crise pourrait encore être désamorcée, semble être loin des préoccupations prioritaires de l’Europe, totalement ébranlée par la guerre en Ukraine. Sans oublier bien sûr que ce contexte est favorable pour le déclenchement d’une offensive chinoise contre Taïwan.

En attendant une réelle prise de conscience internationale, les archipels océaniens, anciennes colonies britanniques ou allemandes vivant aujourd’hui pour la plupart sous le seuil de pauvreté, tentent de continuer à exister au milieu d’une lutte sans merci pour l’hégémonie.

Et ironie cruelle de l’ordre mondial actuel, ces petits pays doivent aussi affronter les conséquences directes du réchauffement climatique en gérant le sort des Premiers « réfugiés environnementaux » de la planète.

Synthèse et mise en perspective avec le professeur Pierre-Christophe Pantz, spécialiste de la géopolitique en Asie-Pacifique et en Nouvelle-Calédonie (entrevue réalisée le 12/04/2022)

« La guerre en Ukraine peut avoir des répercussions sur ce qui se passe dans le Pacifique Sud »

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