Devenir grand à l’ère des médias socionumériques

DOSSIER: Enfants et médias socionumériques. Le Québec amorce une réflexion sur le respect de la vie privée numérique des enfants.

Devenir grand à l’ère des médias socionumériques
Plus du tiers des enfants canadiens auraient une empreinte numérique avant même de naître. Andrea Piacquadio, Creative Commons


Victoria Boisclair

De YouTube à Instagram, les médias sociaux abondent d’images d’enfants qui, photographiés par leurs parents, développent une empreinte numérique avant même leur première rentrée scolaire. Face au manque de recul quant à cette nouvelle réalité, des parents se questionnent sur l’impact du sharenting.

Contraction des mots anglais « share » (partager) et « parenting » (parentalité), le sharenting consiste à partager des photos de ses enfants sur les médias sociaux. Bien que cette pratique soit populaire chez des jeunes parents, certains d’entre eux refusent de participer à cette mode.

C’est notamment le cas de Victoria Ly, mère d’un enfant de deux ans, qui a décidé avant la naissance de son fils qu’elle ne publierait pas de photo de son visage sur les médias sociaux. «Pour moi, ce n’est pas une
question de cacher mon enfant. Je vais partager des photos avec les gens que je connais. Je veux juste le faire prudemment », explique-t-elle.

D'après la jeune mère, les nouveaux parents peuvent se sentir forcés d'exposer leurs enfants sur les médias sociaux, une pratique qui la met mal à l'aise. Elle relate d’ailleurs que cela crée un sentiment de compétition entre les parents désireux d’exposer les nouvelles expériences de leur bambin. «Je ne partage pas ces moments sur les réseaux, donc je me suis déjà demandé : “Est-ce qu’il vit assez d’expériences? Est-ce que j’en fais assez?”», se rappelle Victoria.

Selon une étude réalisée en 2019 par l’association québécoise Option Consommateurs, au Canada, 84% des enfants de deux ans et moins ont déjà une empreinte numérique, soit un ensemble de données produites par leur présence en ligne (photos, vidéos, informations personnelles, etc.). Pour 37% d’entre eux, cette empreinte commencerait même dès la grossesse de leur mère.

Une pratique risquée

Matthew Johnson, directeur de l’éducation à HabiloMédias, Centre canadien d’éducation aux médias, pense qu’il est clair que cette pratique peut comporter des risques.

Il indique qu’en grandissant, un enfant peut devenir gêné, ou même blessé, par certaines publications faites par son parent, surtout si elles font atteinte à son sentiment d’identité. «On peut imaginer le cas d’un enfant trans, par exemple. Si les parents de cet enfant ont publié beaucoup de photos avant sa transition, ça peut rendre cette étape extrêmement difficile pour lui», dit-t-il.

M. Johnson explique cependant que les enjeux de vie privée sont moins importants au moment où les nourrissons ne peuvent être distingués les uns des autres. Selon lui, c’est après cette phase que le consentement de l’enfant devrait être requis en tout temps, alors que l’enfant développe une personnalité et des traits distinctifs.

«Beaucoup de bienfaits»

Face au débat soulevé par le sujet, Emmanuelle Parent, cofondatrice du Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne (CIEL), a une approche modérée. «L’important est vraiment de rester nuancé quand on approche un tel sujet et de ne pas parler que des risques. [Le fait de publier des photos de ses enfants] peut quand même apporter beaucoup de bienfaits», précise-t-elle.

Certains parents décident en effet de mettre des photos de leur progéniture, tout en délimitant certaines règles qui leur conviennent. C’est notamment le cas de Marie Germain, qui est suivie par plus de 10 000 personnes sur son compte Instagram. Son profil est majoritairement composé des photos de ses deux filles, âgées de six mois et de deux ans et demi.

La jeune femme explique qu’elle n’avait jamais pensé devenir influenceuse avant l’arrivée de son premier enfant: «Quand ma fille a eu six mois, j’ai commencé à être plus active sur les médias sociaux. J’étais aux études et je ne pouvais pas vraiment travailler. Je me suis dit que ça pourrait être mon sideline et peu à peu ça a commencé à marcher.» Elle affirme qu’elle réussit aujourd’hui à rester à la maison avec ses filles grâce à son travail sur sa page Instagram.

Mettre ses limites

Malgré la constante présence de ses filles sur les médias sociaux, Marie explique qu’elle et son conjoint ont établi des limites claires qu’ils s’efforcent de respecter. Par exemple, le couple demande toujours à ses filles si elles consentent à se faire prendre en photo. De plus, il ne publie pas de photos d’elles dans le bain, ni de vidéos sur lesquelles elles vivent des émotions fortes.

Matthew Johnson constate que, dans tous les cas, il est important de s’imposer à soi-même les limites que l’on désire imposer à son enfant, puisqu’une fois grand il utilisera aussi les médias sociaux.

«En respectant la vie privée de nos enfants, on leur montre l’attitude qu’on va, plus tard, leur demander d’avoir avec leurs propres comptes sur les réseaux sociaux», explique-t-il.