À quoi sert le débat des chefs ?
Ancré depuis plus de 50 ans dans le paysage télévisuel canadien, le traditionnel débat des chefs fédéraux est un incontournable lorsque le pays est plongé en pleine campagne électorale. Mais, à quoi sert-il réellement ?
« Souvent, on se dit que le débat sert à informer. Mais, pour moi, les débats servent avant tout à évaluer et à analyser le caractère des chefs politiques. On est dans l'image, mais l'image est un enjeu important », souligne le professeur du Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Olivier Turbide.

Diffusé le 8 septembre dernier sur les ondes de Radio-Canada, le débat francophone animé par Patrice Roy, qui réunissait les cinq chefs fédéraux des partis principaux, a été marqué par quelques nouveautés cette année. Cette nouvelle formule a été caractérisée par la présence de plusieurs journalistes issu(e)s de divers médias ainsi que de citoyen(ne)s. Ce sont par ailleurs des ajouts que M.Turbide a jugé comme étant intéressants.
« L’intégration des journalistes a permis d’avoir de l’info plus précise vu que les politiciens peuvent moins se retrancher derrière leurs formules toutes faites. Puis, je trouve que pour les citoyens, c’est une pratique à conserver puisque ça permet de voir la capacité d' un politicien d’entrer en contact avec la population », explique-t-il.
Lors du segment portant sur les questions environnementales, Charles Leduc, un enfant de 11 ans, a posé une question aux aspirants dirigeants. « Que comptez-vous faire pour diminuer l’utilisation des énergies fossiles au Canada? », leur a-t-il demandé. M. Turbide a remarqué qu’aucun des chefs fédéraux n’avait été en mesure de lui répondre « à la hauteur d’un enfant ».

Selon M. Turbide, les chefs politiques des cinq partis ne possèdent pas tous les mêmes objectifs reliés à leur image au moment du débat.
Par exemple, Justin Trudeau, qui a été réélu le 20 septembre dernier pour un troisième mandat, avait pour but de défendre son bilan. Il avait aussi « une image à transformer », selon le professeur de l’UQAM. Quant à Erin O’Toole, « c’était plutôt un enjeu de réputation puisque c’est un nouveau chef. Il est aussi plus progressiste que ses prédécesseurs, donc il redéfinit le parti conservateur ». Puis, pour M. Singh du NPD, « son but était de montrer comment il pouvait se dissocier des libéraux vu qu’ils sont proches sur plusieurs plans », d’où la raison pour laquelle il attaquait M. Trudeau tout au long du débat.
Les chefs dans la mire des médias
« Je trouve que les entrevues éditoriales de Radio-Canada étaient plus efficaces que les débats des chefs. C’est la première fois que j’apprenais quelque chose à propos des chefs et de leurs propositions », pense le journaliste de Radio-Canada et l’ex-correspondant parlementaire Mathieu Dion.
Concept récupéré de la table éditoriale en presse écrite, ces entrevues télévisuelles ont été menées par Anne-Marie Dussault, Patrice Roy et Céline Galipeau pour la première fois à Radio-Canada lors de cette campagne électorale. D’une durée variant entre 15 à 20 minutes, le trio a questionné les cinq chefs fédéraux individuellement sur divers enjeux.

M. Dion croit tout de même qu’il est important de conserver les entrevues éditoriales ainsi que le débat des chefs, car ces deux concepts font ressortir différentes qualités chez les dirigeants politiques. « Le débat est complémentaire aux entrevues. Le débat permet de voir quelle posture un chef se trouve lorsqu’il est confronté, c’est la même dynamique qu’on trouve dans la Chambre des communes. On peut voir la vivacité d’esprit de quelqu’un, quelque chose qu’on ne peut pas voir en entrevue », observe-t-il.
Pour le politologue et professeur en sciences politiques à l’Université McGill Daniel Béland, les entrevues éditoriales et le débat sont deux concepts qui mettent trop l’accent sur les chefs des partis. « C’est un peu triste de mettre l’accent sur les chefs alors qu’on a un système où on vote pour un candidat en particulier. On vote seulement pour le chef lorsqu’on est dans son comté », déplore-t-il. M. Béland remarque que la population en apprend très peu sur les candidats et les enjeux locaux.
Mais, alors, pourquoi les médias, en général, donnent-ils plus d’attention aux dirigeants des partis politiques ? « Le Premier ministre joue un rôle fondamental dans notre système. On est aussi dans un star système, le chef est comme une vedette, donc son image est importante », explique le professeur.
L’influence du débat sur l’électorat
« Une des difficultés pour un chef politique est de rejoindre son électorat, car le monde ne vit pas dans la bulle politique », croit le journaliste et ex-chef du Parti québécois Jean-François Lisée.
Selon lui, le public qui écoute le débat peut se décliner en deux catégories de gens: les personnes indécises et celles qui veulent être rassurées dans leurs idées par le chef pour qui elles votent. Le vote du dernier groupe d’électeurs est crucial. « Les indécis veulent savoir à qui ils vont donner leur vote. Ils acquièrent l’essentiel de l’information lors des débats, ils ne liront pas les programmes, ils n’assisteront pas aux assemblées. Certaines élections ont pivoté selon la qualité des débats », soutient M. Lisée.
Clique ici pour écouter un extrait de l'entrevue de Jean-François Lisée qui raconte son expérience au débat des chefs provinciaux en 2018.

« Des études ont montré que l'aiguille ne bouge pas tant que ça, car il y a déjà une portion importante de l'électorat qui est décidé malgré tout ce qui se passe pendant la campagne. Mais, parfois, une bonne performance au débat peut changer les choses », estime, quant à lui, Olivier Turbide.
Même si le débat des chefs produit plus au moins d'effets sur les intentions des votes, ce concept permet « de briser la bulle informationnelle créée par les réseaux sociaux. Le débat donne la visibilité à une pluralité d'offres politiques. C'est un travail d'évaluation très précieux dans la démocratie pour les citoyens », conclut-il.